FENETRE SUR LA COUR B

Blog de philosophie d'Evelyne Buissiere, professeur en classes préparatoires. PHOTOS : Maison de Spinoza, Rijnsburg (Pays-Bas)


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Petite contribution de Platon au débat sur le genre…

 

Début du Livre V de la République…

« Peut-être cependant est-il bon qu’après avoir parfaitement déterminé le rôle des hommes, nous déterminions celui des femmes… »

En la matière, c’est un grand classique d’aller voir ce qu’il en est dans la nature, donc chez les animaux. Platon fait voler en éclat la métaphore naturelle dès les premières lignes :

« Estimons-nous que les femelles des chiens doivent coopérer avec les mâles à la garde, chasser avec eux et faire tout le reste en commun ou bien qu’elles doivent rester au chenil, incapables d’autre chose parce qu’elles enfantent et nourrissent les petits ? »

En dehors de la période où elle met bas et allaite, la femelle joue exactement le même rôle que le mâle : garde chasse, etc. Ce n’est donc pas en allant voir ce qui se passe du côté de nos amis les animaux que ceux qui pensent que la femme a par nature un rôle différent de celui de l’homme pourront trouver des arguments !

Et du côté des puritains gardiens des bonnes mœurs ? Car si la femme a les mêmes activités que l’homme, elle va elle aussi aller au gymnase et pratiquer nue les exercices de gymnastique avec les hommes. Bref, ils vont faire de la gymnastique tous ensemble et « tous à poil »…

Socrate l’exprime plus sérieusement : « N’est-ce pas évidemment que les femmes s’exercent nues dans les palestres avec les hommes et non seulement les jeunes, mais aussi les vieilles. »

Glaucon ne peut s’empêcher de réagir : « Par Zeus, cela paraitra ridicule, du moins dans l’état présent des mœurs ! »

Socrate poursuit imperturbable  «  Le temps n’est pas bien loin où les Grecs croyaient, comme le croient les barbares, que la vue d’un homme nu est un spectacle honteux et ridicule. »

Les Grecs ont ensuite compris que la nudité masculine n’a rien de ridicule ni de honteux.

« Mais lorsque par l’usage il leur apparut qu’il valait mieux être nu qu’habillé dans tous ces exercices, ce qu’il y avait à leurs yeux de ridicule dans la nudité fut dissipé par la raison qui venait de découvrir où était le meilleur. Et cela montra qu’est insensé celui qui croit ridicule autre chose que le mal, qui tente d’exciter le rire en prenant pour objet de ses railleries un autre spectacle que celui de la folie ou de la perversité. »

Les Barbares, eux par contre, restent pris dans des préjugés que la raison n’a pas dissipés, ils continuent à penser que la nudité est obscène alors qu’elle n’est que naturelle et commode dans certains exercices du corps. Ils se montrent incapables de raisonner et ne se guident que par des idées préconçues. Car le corps répond à tout un ensemble de fonctions : tenir des discours, se déplacer, faire de la gymnastique, etc. Et chaque fonction entraine que l’on va choisir la façon d’habiller ou de ne pas habiller son corps qui convient le mieux à la fonction. La nudité n’est qu’un épisode fonctionnel dans une certaine activité du corps. Elle n’a pas de valeur (ni de non-valeur) en soi, il est bon de faire de la gymnastique et il est plus commode de la faire nu. Donc il n’a y aucune raison logique de la pratiquer habillé. Seul le Barbare est incapable d’écouter le discours de la raison.

Donc rien ne s’oppose à ce que les femmes aient les mêmes activités que les hommes. Le raisonnement est en quelque sorte a minima. Platon semble anticiper sur une forme très moderne de raisonnement qui nous dit que si aucun argument probant ne peut être donné contre une idée, alors il faut l’accepter (par exemple, comme il n’y a aucun argument probant pour dire que les hommes sont inégaux, il faut accepter l’idée qu’ils sont égaux) Ici, si aucun argument probant ne peut être donné pour refuser aux femmes les mêmes fonctions qui sont celles des hommes, alors il faut les leurs accorder.

Mais Platon est un métaphysicien, il ne peut en rester à ce mode de raisonnement a minima. Il lui faut maintenant argumenter pour l’idée que les femmes ont un accès égal aux mêmes fonctions que les hommes et pour cela, il faut commencer par reposer clairement la question de  savoir « si dans la race humaine, la femelle est capable de s’associer à tous les travaux du mâle. »

User des termes de « femelle » et de « mâle » plutôt que ceux de femme et d’homme présente le double intérêt de nous obliger à voir la différence sexuelle de façon détachée, comme s’il s’agissait de celle d’une espèce animale (de fait, il s’agit bien de celle d’une espèce animale) et donc d’éviter des phénomènes d’identification qui pourraient nuire au raisonnement et dans le même temps de nous obliger à oublier toute les restructurations sociales qui se sont greffées sur cette différence naturelle (il est clair que la « femelle » ne se maquille pas, ne se coiffe pas, etc.) La différence sexuelle est réduite à son expression la plus simple, à ce qu’elle est en nature : une différence anatomique des organes dédiés à la reproduction. Il ne faut pas croire qu’un génie comme Platon pourrait tomber dans le ridicule de penser qu’il y a une psychologie masculine et une psychologie féminine ! Il y a simplement deux animaux de la même espèce qui n’ont pas les mêmes organes reproductifs.

Une différence de nature entraine une différence de fonction. Ainsi, les laboureurs ont dans la République de Platon une fonction toute différente de celle des philosophes car leur l’âme diffère en nature de celle des philosophes : en eux dominent les passions qui les tiraillent dans tous les sens de façon anarchique tandis qu’en les philosophes domine la rationalité. Il est donc normal que les laboureurs soient cantonnés à un rôle d’exécution sous la bienveillante houlette des philosophes, lesquels ont naturellement un rôle de décision et de guides car ils ont les capacités pour le mener à bien. Y a-t-il une différence de ce type, une différence de nature entre l’âme des femmes et celle des hommes ?

Les adversaires de Socrate affirment que les femmes diffèrent des hommes et qu’elles ne peuvent donc jouer le même rôle dans la cité.

Mais ils ne comprennent pas bien ce que signifie différer en nature et ce qu’est être identique en nature. On peut en effet différer en nature sur un aspect et être identique en d’autre.

A ceux qui argumentent en disant que la femme étant différente de l’homme elle ne peut avoir les mêmes fonctions, Socrate répond qu’il ne suffit pas de différer, il faut différer de façon directement causale par rapport à la fonction envisagée car si différer suffisait, on arriverait à des absurdités telles que celle-ci : « Dès lors, nous pouvons aussi bien nous demander, ce me semble, si la nature des chauves et celle des chevelus sont identiques, et après être convenu qu’elles sont opposées, défendre aux chevelus d’exercer le métier de cordonnier, dans le cas où les chauves l’exerceraient et réciproquement faire pareille défense aux chauves, si ce sont les chevelus qui l’exercent. »

On peut s’amuser à d’infinies variations sur le thème : les blonds ne pourraient pas être sculpteurs si les bruns le sont, ceux qui mesurent moins de 1, 80 mètres ne pourraient pas être médecins si ceux qui mesurent plus le sont, etc. On voit bien l’absurdité d’un tel raisonnement.

L’intéressant est que la différence sexuelle est remise par Platon au rang d’une simple différence physique : avoir ou non un pénis, ce n’est pas plus significatif qu’avoir ou non des cheveux ou avoir quelques centrimètres en plus ou en moins. Voilà qui dédramatise beaucoup les discussions à l’infini sur la féminité des femmes ou la virilité des hommes ! On se lamente beaucoup aujourd’hui sur la perte de l’identité féminine tout comme sur la perte de l’identité masculine qui seraient les calamiteuses conséquences de la délétère émancipation féminine. Pour Platon, ces identités féminine et masculine n’existent tout simplement pas, ni l’une ni l’autre ! On ne risque donc pas de les perdre, par contre, on risque de perdre son temps si on les cherche et pire encore si on veut les réaliser en soi !

Les différences qu’il faut examiner sont donc uniquement celles qui peuvent affecter les fonctions et non pas les différences en général qui sont foison entre les individus. Parmi les différences qui affectent la fonction dans la cité, Platon cite la différence entre un médecin qui possède l’art médical et un charpentier qui possède l’art de la menuiserie. Cette différence fait que l’un est naturellement prédisposé à la fonction de médecin et l’autre de charpentier : on ne va pas se faire soigner chez le charpentier pas plus d’ailleurs que faire construire sa toiture par le médecin.

La différence entre homme et femme est-elle de ce type ou est-elle comme la différence entre chauve et chevelu donc une différence qui n’a aucune incidence sur leur fonction dans la société ?

« Si donc il apparaît que les deux sexes diffèrent entre eux pour ce qui est de leur aptitude à exercer certain art ou certaine fonction, nous dirons qu’il faut leur assigner cet art ou cette fonction à l’un ou à l’autre ; mais si la différence consiste seulement en ce que la femelle enfante et le mâle engendre, nous n’admettrons pas pour cela comme démontré que la femme diffère de l’homme sous le rapport qui nous occupe et nous continuerons à penser que les gardiens et leurs femmes doivent remplir les mêmes emploisEt nous n’aurons pas tort

En effet, engendrer n’est que ponctuel dans la vie d’une femme (d’une femelle) et pour Platon, ce n’est visiblement pas parce que la femelle enfante les enfants qu’elle a plus de prédispositions à les materner et à les éduquer ensuite. Le programme d’éducation doit être pensé afin de permettre aux individus de donner le meilleur d’eux-mêmes et de parvenir au plus haut de leurs potentialités tant physiques que intellectuelles. Ce sont donc les philosophes qui le conçoivent pour le plus grand bien de la cité. L’éducation est affaire de la cité qui se doit d’être guidée par la raison. Les femmes enfantent, mais cela ne préjuge en rien de leur fonction future dans la cité car ce n’est qu’un moment très restreint de leur vie. Pour le dire de façon plus moderne, la femme n’a pas pour Platon de vocation naturelle à être mère.

Quelle vocation a-t-elle alors ? Exactement la même que les hommes. Pour Platon tout être humain est composé de trois instances : l’âme concupiscible (celle des désirs animaux logée dans le bas-ventre qui nous pousse à aimer manger, boire, avoir des relations sexuelles, bref à satisfaire tous les désirs que nous avons en commun avec les animaux), l’âme irascible (logée dans le cœur, elle est le siège du sens de l’honneur, du courage, mais aussi de l’orgueil et de la vanité) et enfin l’âme rationnelle (logée dans la tête, elle est le siège de la raison). Notre psychisme est donc tiraillé entre ces trois instances et si l’on veut atteindre l’équilibre, il faut que l’âme rationnelle guide les deux autres et les oriente. Ainsi nous pourrons avoir une vie harmonieuse et belle à l’image du cosmos dont l’ordre est un continuel objet d’émerveillement dans le monde grec. La vocation de tout être humain (mâle ou femelle) c’est donc de parvenir à se construire une belle âme, harmonieuse et équilibrée, d’être une belle personne qui a pour objectif sa propre perfection intérieure. La femme peut tout aussi bien y parvenir que l’homme.

« N’est-il pas des femmes qui aiment et d’autres qui haïssent la sagesse ? »

La femme a tout autant de force d’âme et de capacités intellectuelles que l’homme. Elle a tout autant le droit de se soucier de sa perfection propre et de l’harmonie de son âme. La femme pourra donc accéder aux mêmes fonctions que les hommes.

« Il n’est aucun emploi concernant l’administration de la cité qui appartienne à la femme en tant que femme ou à l’homme en tant qu’homme ; au contraire, les aptitudes naturelles sont également réparties entre les deux sexes et il est conforme à la nature que le femme aussi bien que l’homme participe à tous les emplois ».

Pour Platon, la vraie différence est celle des âmes et non celle de l’apparence des corps. La vraie différence est entre ceux qui savent mettre de l’équilibre et de l’harmonie en eux et ceux qui visent dans la dispersion de désirs anarchiques et tyranniques. La différence sexuée n’est pas une vraie différence.

Donc des femmes philosophes, mais aussi des hommes nounous dans la République platonicienne : « les enfants à mesure qu’il naîtront seront remis entre les mains des personnes chargées d’en prendre soin, hommes, femmes ou hommes et femmes réunis car les charges sont communes à l’un et l’autre sexe. »

Rappelons que Platon comptait parmi ses disciples à l’Académie des femmes telles que Lasthénie et Axiothée et que gommer la différence sexuelle ne fut pas seulement une position théorique pour lui. Rappelons aussi que ces propos ont plus de 24 siècles et que notre époque a tout lieu de rougir de honte face à la bêtise innommable de ce qu’on peut entendre en ce moment sur ce thème de la différence sexuelle. Espérons qu’après ce billet quelque horde de ces Barbares évoqués plus haut par Platon ne demande pas le retrait de tous les exemplaires de la République des bibliothèques et l’interdiction absolue de citer ce dangereux auteur subversif de que fut le divin Platon !