FENETRE SUR LA COUR B

Blog de philosophie d'Evelyne Buissiere, professeur en classes préparatoires. PHOTOS : Maison de Spinoza, Rijnsburg (Pays-Bas)

Quelques réflexions sur le 7 Janvier.

15 Commentaires

    Après la consternation et le découragement qui nous ont saisis devant ces actes relevant d’une barbarie obscurantiste que l’on croyait désormais dépassée, il faut tenter malgré tout de réfléchir. Les attentas du 7 Janvier dernier ont ébranlé la confiance tranquille que nous avions en des valeurs que nous imaginions sinon partagées par tous, en tout cas solidement installées dans le paysage de nos démocraties pluralistes. Le fait qu’autant d’entre nous aient ressenti comme un impératif de descendre dans la rue le 11 Janvier pour manifester notre attachement à ces valeurs montre bien que leur évidence et leur solidité ont été mises à mal. Les questions soulevées sont nombreuses et complexes. Je souhaiterais seulement ici évoquer quelques aspects sans prétendre en rien faire le tour d’un problème dont la complexité est vertigineuse ni donner un avis péremptoire, mais simplement exprimer un ressenti et jeter quelques pistes de réflexion.

 1°/ La question de la place de la religion dans la vie publique doit être interrogée dans la mesure où les croyants d’une religion demandent que soit publiquement imposé le respect de leur croyance et que le blasphème soit interdit. C’est le fait à mon sens non pas d’une religion particulière qui serait l’islam, mais de toutes les religions monothéistes. L’œuvre Piss Christ (qui représente un crucifix immergé dans de l’urine) de l’américain Andres Serrano fut jugée blasphématoire par des mouvements chrétiens qui demandèrent son interdiction et lorsqu’elle fut exposée à Avignon en 2010, l’œuvre fut vandalisée et les gardiens qui tentèrent de s’opposer à sa dégradation furent molestés. Les religions monothéistes ont une inévitable pente à l’intolérance et au totalitarisme dans la mesure où elles proclament un dieu unique, qui plus est, un dieu jaloux qui entend régenter la vie pratique des hommes. Je rejoins tout à fait sur ce point l’analyse de Franck Ramus présentée dans un récent article du Huffingtonpost :

http://www.huffingtonpost.fr/franck-ramus/etre-charlie-cest-aussi-reconnaitre-la-responsabilite-des-religions_b_6468662.html

Si le christianisme fait aujourd’hui preuve de plus de mansuétude vis-à-vis de ceux qui ne sont pas chrétiens, à mon sens ce n’est certainement pas parce qu’il serait une religion de l’amour alors que l’islam serait une religion de la violence, c’est beaucoup plus prosaïquement parce que ses prétentions à régenter le vie des hommes se sont heurtées à la constitution d’un Etat de droit, d’une culture laïque et aussi (et peut-être surtout) d’un marché économique ayant l’impératif besoin d’une gestion rationnelle du social (ceux que la question de l’influence du marché économique sur les modes de vie intéresse peuvent lire avec profit les excellents travaux de l’historienne Laurence Fontaine). Les prétentions du christianisme ont donc été limitées de l’extérieur par ces forces qui se sont vigoureusement opposées à son hégémonie. Ce n’est pas une question de nature de la religion (juive, chrétienne ou musulmane), c’est une question de rapports de forces. Une religion ne s’adoucit et ne devient tolérante que lorsqu’on lui pose fermement des limites.

La leçon à retenir est que si nous voulons continuer à vivre comme nous l’entendons, à ne pas nous voir imposer ce que nous devons manger ni quand ou la façon dont nous devons vêtir, si nous voulons pouvoir continuer à faire l’amour avec qui nous le désirons et dans la position qui nous plaît sans que tout cela ne nous soit imposé ou interdit par des injonctions religieuses, il est fondamental de protéger et de défendre les institutions et la culture laïques qui maintiennent les religions, toutes les religions, dans les limites d’une croyance certes respectable, mais personnelle et d’une pratique morale purement privée en leur imposant de renoncer à leur irrépressible tendance à vouloir à faire loi pour tout le monde.

 2°/ La question de la liberté d’expression et de ses limites est également posée. On s’est demandé s’il faut limiter la liberté d’expression quand elle heurte trop brutalement la sensibilité de certains ? Faut-il au contraire l’étendre jusqu’à un droit au blasphème ? J’ai défilé le 11 Janvier, j’ai été aussi Charlie, mais à titre purement personnel, je dois dire que je n’ai jamais aimé ces caricatures. Je trouve que heurter de front les croyances des gens et tourner en dérision ce qui leur est cher n’est certainement pas le meilleur moyen de les faire réfléchir et peut-être de faire évoluer leurs idées, je crois que c’est inutilement les crisper, voire les radicaliser et empêcher toute discussion. Bref, je préfère un débat respectueux à une caricature.

Ceci dit, j’estime qu’on ne peut interdire l’expression de ce qui choque. On ne peut limiter la liberté d’expression au nom du fait que certains sont choqués par ce qui est dit car quoi qu’on dise, il y aura toujours quelqu’un qui sera choqué. Et pourquoi la loi devrait-elle protéger ceux qui sont choqués dans leur foi religieuse plutôt que ceux qui sont choqués dans leurs valeurs de vie ? Par exemple, moi je suis très choquée quand j’entends dire (par des insensés qui ne comprennent rien à rien  bien sûr et qui mériteraient les pires châtiments !) que la philosophie ne sert à rien, qu’elle n’est un art oiseux de couper les cheveux en quatre. Je paie mes impôts comme n’importe quel citoyen et si la loi réprimait le blasphème qui choque les croyants, je serais donc tout à fait en droit de réclamer que la loi réprime aussi toutes les appréciations négatives portées la philosophie qui m’est aussi chère que leur foi religieuse pour les croyants ! On comprend donc clairement que si l’on met des limites à la liberté d’expression, très vite on ne pourra plus rien dire du tout car quoi qu’on dise, quelqu’un sera choqué ou pourrait l’être.

Il y a donc une nécessité incontournable que la liberté d’expression soit totale car soit elle est totale, soit elle n’est pas et mieux vaut pour nous tous qu’elle soit totale plutôt qu’absente, le prix à payer étant de supporter avec patience ou indifférence les discours qui heurtent nos convictions les plus chères. Dans Justice et Démocratie, John Rawls, sans doute l’un des plus grands penseurs politiques de notre siècle, écrit : « il n’existe pas d’univers social sans perte. » Il faut se résigner à perdre en route certaines conceptions qui sont incompatibles avec une société juste, même si elles peuvent objectivement avoir une certaine valeur. La question à nous poser est non pas « quelle valeur est bonne » en les prenant une par une mais « quel monde social voulons-nous ? » en considérant globalement le système de valeurs qui constitue ce monde. La liberté d’expression a ses effets pervers, elle confine parfois à un droit de dire tout et n’importe quoi et de blesser autrui, mais elle fait indiscutablement partie du monde social qui est réalistement sinon le meilleur, du moins le moins pire dans lequel nous pouvons espérer vivre.

 3°/ L’enseignement de la morale républicaine à l’école peut-il nous sauver ? Disons-le brutalement : pour moi les leçons de morale n’ont jamais généré que l’ennui chez ceux qui les reçoivent et l’autosatisfaction chez ceux qui les dispensent. En écoutant les journaux télévisés, j’ai entendu diverses réactions et parmi elles un lycéen a eu une magnifique prise de conscience. Comme on lui demandait comment éviter de tels actes, il a répondu, « il faut qu’on nous cultive ». Ces évènements sont aussi le fruit d’une société qui tient pour négligeable la culture, l’effort intellectuel, la rigueur dans la pensée et l’exigence du progrès de la conscience. Dans Galilée et les Indiens (petit livre pétillant d’intelligence et plein de lucidité dont je dont je vous conseille chaleureusement la lecture), le physicien Etienne Klein écrit : « La science n’énonce certes pas ce que nous devons penser, mais à propos des choses ou des phénomènes qui relèvent de sa compétence, elle a d’autant plus d’autorité pour nous indiquer ce que nous ne pouvons plus croire. » En cultivant les élèves, en leur donnant des connaissances, on les immunise contre les croyances absurdes qui génèrent le fanatisme, on leur fait toucher du doigt la complexité du monde et des problèmes et on les éloigne ainsi de toute vision simplificatrice et irrationnelle. Comme le dit Etienne Klein « Un homme qui sait que son espèce n’a pas cessé d’évoluer et que l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ne se pense pas de la même façon qu’un autre qui croit dur comme fer qu’il a été crée tel quel en 6 jours dans un univers qui n’aurait que six mille ans. » Disons plus clairement qu’il y a de fortes chances que le premier soit tout de même moins obtus que le second et qu’il adopte donc un comportement plus modéré et nuancé vis-à-vis des opinions de ses semblables.

Ce n’est pas l’école qui a failli à sa mission, c’est ceux qui lui ont fixé comme mission d’être un lieu d’apprentissage du vivre-ensemble ou un outil de transmission des valeurs sociales, non que ces valeurs soient dénuées d’intérêt, mais le but de l’école est de transmettre des savoirs objectifs obtenus par un effort critique et un usage rigoureux de notre raison. C’est à travers la transmission de ces savoirs que le vivre ensemble ou les valeurs républicaines peuvent prendre sens. Elles sont immanentes à l’esprit critique et à l’ouverture au dialogue qui structurent la recherche du savoir. Vouloir les enseigner à part relève du vœu pieux, c’est les réduire à n’être qu’une vide abstraction qui restera sans efficace sur les esprits. C’est en apprenant comment se constitue une science que l’on comprend pourquoi l’esprit critique n’est pas une option, mais le plus puissant moyen d’un progrès intellectuel. C’est en analysant des textes littéraires ou philosophiques que l’on comprend combien est laborieux et lent l’effort que nous devons faire pour jeter un peu de lumière sur le monde si complexe dans lequel nous vivons. C’est cet effort intellectuel, lorsqu’il est vécu en première personne par l’élève, qui nous protège de toute solution simpliste et schématique, nous éduque à l’esprit critique et nous rend attentif à la nécessité d’un dialogue respectueux. Kant disait que les valeurs de la culture étaient les seules vraies valeurs. Plutôt que la morale républicaine, c’est la culture qui doit revenir à la place qui est légitimement la sienne : au centre de l’école.

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15 réflexions sur “Quelques réflexions sur le 7 Janvier.

  1. Bel article Evelyne, j’adhère !! Je peux le transmettre sur le site de la SAP? J’essaie d’organiser une rencontre-débat sur ce sujet avec Thierry, Pierre Cellier, Raphaëlle pour le compte de la SAP avant les vacances si possible sinon après.. Ce serait génial si tu y participais, mais je sais que tu n’aimes pas sortir le soir! Gros bisous

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  2. Très intéressant. Poser comme prémisse la lutte contre l’aveuglement par la culture qui nourrit la réflexion critique et non par l’apprentissage benêt de quelques principes me semble être une base convenable d’échange. Partant de là, doutons un peu. Doutons avec Althusser du fait que la visée du système scolaire soit l’émancipation intellectuelle de chacun plutôt que la reproduction sociale. Doutons également des origines de l’ignorance de ces quelques hommes et femmes terrifiants : produits d’institutions scolaires génératrices d’inégalités (cf. PISA), des discriminations dont souffrent ceux d’entre nous qui connaissent l’échec scolaire, de la ségrégation spatiale planifiée (H. Lefebvre). Posons la question des normes, de la déviance et de la répression de la « délinquance » ; celle de la prohibition du cannabis qui alimente la ghettoïsation de certains de ces espaces déjà mis à l’écart, celle du tout-incarcération qui alimente la montée des fanatismes. Enfin et surtout, posons celle du modèle de société proposé à la jeunesse, fondé sur l’explosion de la rationalité instrumentale (T. Adorno), question de plus en plus absente des enseignements proposés dans le secondaire (cf. réforme des programmes de SES). Vous doutez – à juste titre – de la capacité des mesures prises par notre chère ministre à opérer une modification des consciences sur le long terme. Je doute que le rôle d’acteur de l’émancipation intellectuelle que vous souhaiteriez lui donner soit celui que souhaite lui conférer nos chers dirigeants – consciemment ou non, d’ailleurs.

    • Merci Lambert de votre belle intervention. Que la culture soit aussi un outil de sélection sociale et de domination, c’est indéniable. Mais l’ignorance est pire encore et n’a jamais libéré personne. Dans la culture, il y a aussi le germe de l’émancipation, même étouffé, c’est ce qu’Adorno explique dans sa Dialectique des Lumières. Même aliénée, la culture conserve un potentiel libérateur et fait signe vers un homme total et libre. En 1968 Adorno fustigera la brutalité idiote des étudiants qui voulaient détruire toute la culture bourgeoise, les qualifiant de « fascistes de gauche ». De fait, si disparaît le travail de l’esprit, ne reste que la violence, le fascisme. Je pense que l’idée de nos gouvernants, de réintroduire une morale laïque en force à l’école n’est que l’alibi pour ne pas prendre la mesure de la décadence de la demi-culture qui est transmise aux jeunes (juste de quoi pouvoir s’intégrer au monde du travail, mais surtout pas plus, ni autre chose : un ex-président de la République disait bien qu’une employée de bureau n’avait pas à lire la Princesse de Clèves et Mme Fioraso s’est gaussé des université de lettres où l’on dissèque des heures durant la prose de Proust) Ce n’est pas la culture qui est réactionnaire, l’attitude de nos dirigeants montre bien qu’elle fait encore peur et que tout est fait distiller quelques petites recettes et savoir-penser tout prêts en lieu et place d’une réelle formation critique de l’esprit. Adorno est grandissime, d’accord avec vous, et terriblement pessimiste.

  3. Bonsoir Madame,

    Tout d’abord je vous remercie pour votre article !
    Je suggèrerais quelques pistes de réflexions supplémentaires sur certains points où je ne partage pas votre point de vue, si vous le permettez. Considérez que ce ne sont là que les pensées d’une jeune étudiante, mais qu’il m’importait de vous livrer ces quelques observations :

    -Comme citoyenne Française, je suis attachée aux valeurs républicaines, que je cherche à défendre dès que j’en ai l’opportunité. La laïcité et la liberté d’expression sont des principes fondamentaux sans lesquels la société ne peut fonctionner. Une société rongée par les communautarismes implose, détachée de ses valeurs. Mais dans cette volonté de toujours privilégier ces dernières, il s’agit de retourner aux racines de ces mots que vous employez–liberté, laïcité-qui édifient la France.

    -Il semble d’abord nécessaire de redéfinir une juste notion de la laïcité, qui semble aujourd’hui erronée. Elle est bien affirmée comme une neutralité de l’Etat, mais signifie-t-elle pour autant un retrait, un désengagement absolu de l’Etat en la matière ? Doit-il éviter au maximum la question religieuse ? Laïcité ne signifie pas que la religion doit rester dans le strict domaine privé, mais que l’Etat doit rester impartial à son égard. Ce qui est très différent. Il apparaît que la laïcité n’est pas l’exclusion du fait religieux, voire l’hostilité au fait religieux. Elle n’est pas le fait de refuser aux religions de participer au débat public. J’aurais tendance à penser que c’est cette perception faussée de la laïcité qui conduit à parler de ‘fanatisme’ dès que l’expression d’un point de vue religieux est revendiquée. La religion qui intervient dans le débat public le ferait non comme un lobby qui défendrait ses intérêts particuliers, mais comme un service légitime. De fait, la vocation de la religion est d’abord spirituelle, mais pas seulement, dans la mesure où elle tient aussi compte de la vie de ses adeptes et de tous les hommes, et devrait dès lors exprimer son point de vue de manière constructive dans les divers domaines sociaux, économiques, politiques. Elle ne peut être cantonnée à la sphère privée, au fond de sa sacristie, ou alors elle n’est plus une religion. Cet avis religieux ne semble pas à sa juste place aujourd’hui dans le débat parlementaire, alors qu’il représente des milliers de voix en France. La religion fait partie de la société, on ne peut la nier. Elle doit prendre sa place, rien que sa place (elle doit intervenir de manière désintéressée, et non comme un lobby défendant ses intérêts privés, et de manière ouverte, sans invoquer des arguments confessionnels) et toute sa place. Les considérations de l’Eglise concernant la primauté de la dignité de la personne humaine par exemple ne relèvent pas de ses dogmes, mais s’inscrivent dans une volonté de réaliser le bien commun qui est profitable à tous, reconnaissons-le à juste titre. Elles ne représentent pas une menace quelconque, bien au contraire. Il s’agit de ne pas faire preuve d’un anticléricalisme de base, mais bien de réfléchir objectivement à la question. Sans tomber ni dans la défense ridicule et insensée de ‘la religion avant tout’, ni dans le libertarisme absolu, qui voudrait défaire complètement la France de ses valeurs-socles, en les dénaturant.

    -Sur le fait que les religions divisent, et par rapport à l’article du HuffPost auquel vous faites allusion, adoptons plutôt la logique inverse. A mon sens, ce ne sont pas les religions qui divisent, mais leur non reconnaissance comme réalité sociale qui basculerait à terme dans une revendication identitaire exacerbée, et aboutirait, comme on le voit aujourd’hui, à la montée des extrémismes. Ce ‘totalitarisme’ ou cette ‘intolérance’ des religions que vous décrivez ne seraient-ils pas l’aboutissement d’une indifférence délibérée de l’Etat à leur égard ? Peut-être une juste considération de la religion au sein de la société contribuerait à favoriser une certaine paix sociale, dans la mesure où les individus croyants se sentiraient aussi représentés, sans stigmatisation. Je pense que leur point de vue d’est pas arriéré ou obscurantiste comme vous le suggérez, ni ne s’inscrit nécessairement dans une volonté hégémonique d’imposer une croyance à tous. Souvent en effet, cet avis va à contre-courant de nos idées, mais il n’est pas pour autant illégitime. C’est justement l’inverse. La religion fait partie de l’identité des croyants, elle ne peut être complètement ignorée ! Elle ne peut être assimilée à un simple parti politique ou une association défendant ses seuls intérêts, parce qu’elle est plus que ça, elle est religion. On peut vibrer à mon sens pour un parti politique, mais cet attachement ne peut être mis sur le même plan qu’une démarche de foi en un Dieu quel qu’il soit. Cette démarche justifie que la religion fasse partie intégrante de l’individu. Pourquoi condamner plus le racisme que le blasphème ? Sur la question des divisions, il semble qu’il y ait aussi plus préoccupant. A commencer par les publications de Charlie Hebdo. De fait, ces caricatures ne divisent-elles pas ? Pourquoi afficher expressément et violemment ses opinions, sans autres forme de procès pour les accusés ? Il m’apparaît que la liberté d’expression doit s’exercer de manière constructive, non pour diviser mais bien pour contribuer au bien commun de la société.

    – Dans la continuité de ce que j’ai précédemment développé, il semble que la liberté d’expression n’est pas un droit devant s’exercer sans états d’âme. Elle n’est pas à mon sens cette notion dénaturée et mensongère de ‘liberté sans conditions’, ou alors elle n’existe plus. La notion de liberté implique celle d’une limite, d’un cadre qui serait l’atteinte portée à la dignité physique et morale de l’Homme, à sa liberté même. En effet, il s’agit de respecter en l’autre cette liberté intérieure que je souhaite pour moi-même. La liberté d’expression mal comprise peut conduire, en dénigrant les personnes, à réduire à néant la liberté d’expression même, qui ne consiste pas à exprimer une opinion pour abaisser simplement, mais pour élever en faisant évoluer le sujet interrogé. Dans la Constitution de 1793, la liberté est ainsi définie : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui; elle a pour principe la nature, pour règle la justice, pour sauvegarde la loi; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. »
    Je citerais d’autre part deux auteurs, qui à cet égard semblent avoir une vision juste de cette liberté.
    > « La liberté, c’est toujours la liberté de l’autre. » Rosa Luxembourg
    > D’après George Bernard Shaw, célèbre critique et auteur Irlandais, prix Nobel de littérature 1925 : « Liberté implique responsabilité. C’est là pourquoi la plupart des hommes la redoutent. »
    Il semble que cette retenue manifeste n’est pas l’aveu d’une faiblesse, elle est une intelligence qui veut protéger les liens. Il est important qu’un journaliste ou un dessinateur manifestent intelligemment les déséquilibres au sein d’une société, pour qu’elle puisse évoluer et tendre à des formes plus corrélées aux intérêts de ses membres. L’expression des opinions est ainsi nécessaire, mais ne peut basculer dans des incriminations ou des attaques systématiques à l’encontre de l’un ou l’autre de ces aspects de la société. Il y a bien une distinction entre satire et insulte. Je ne suis pas convaincue comme vous l’affirmez que la construction sociale implique des ‘pertes’, si chacun garde la pleine mesure des conséquences de ses faits ou dires.

    -Par rapport aux raisons invoquées par M. Ramus pour expliciter la menace que représentent les religions dont le christianisme, ajoutons une chose simplement : les faiblesses passées et présentes de l’Eglise ne peuvent à mon sens servir à appuyer une remise en cause de ses enseignements. L’Eglise prétend détenir la Vérité, et tente de l’appliquer tant bien que mal, mais elle est avant tout constituée d’hommes, qui ne sont pas plus saints que les autres. Il semble qu’il y ait là une confusion entre ce qu’elle est et ce vers quoi elle tend.

    -Autre réflexion, découlant de la précédente : la liberté d’expression déformée, n’est-t-elle pas, aussi, une forme d’autoritarisme qui nie les individus, le concept de liberté prévalant sur leur dignité même, au-delà des blessures qu’elle peut causer ? La liberté mal interprétée serait l’arbitraire, et aboutirait à une dictature invisible des consciences. Liberté irréfléchie et absolue comme monarchie absolue ? Là est peut-être le vrai ‘totalitarisme’, qui impose à beaucoup de se taire…

    -Par rapport à l’actualité récente, il est intéressant de noter que la ministre de la Santé, Mme Touraine, s’est offusquée de la peinture murale dans un hôpital de Clermont Ferrant qui la représentait de manière vulgaire et humiliante. Il semble que sa réaction soit justifiée, dans la mesure où cette représentation atteint à sa dignité. Mais pourquoi alors se taire lorsque qu’un évêque ou Mahomet sont figurés de manière tout aussi ignominieuse ?

    -Enfin, vous avancez que la liberté d’expression ne peut être contrainte que par le droit écrit. Je dirais plutôt qu’il n’appartient pas seulement à l’Etat d’établir la justice, mais à tous les citoyens. Si chacun agissait comptant sur l’Etat pour qu’il rende justice seul, nous vivrions dans une complète anarchie. Je cite Platon dans La République : « La justice, affirmons-nous, est un attribut de l’individu, mais aussi de la cité entière. » Il me semble que l’Etat n’est pas le seul garant de la paix sociale, nous avons tous un rôle essentiel à jouer.

    En espérant que ces quelques remarques vous auront apporté tout autant que vous m’avez fait réfléchir à travers cet article !

    Bonne soirée

    • Bonsoir Raphaëlle et un grand merci pour votre intervention. Je pense qu’il est très important de pouvoir argumenter, c’est la seule réponse valide à la violence. Je vais tenter de répondre à vos objections. Ce que j’aurais envie de vous dire, c’est que j’aimerais bien pouvoir vous donner raison : dans le monde tel qu’il devrait être, effectivement, les religions viseraient le bien commun et participeraient positivement à la vie commune. Dans le monde tel qu’il devrait être, les croyants seraient respectueux et mettraient la dignité au dessus de tout. Dans le monde tel qu’il est, malheureusement, la réalité est autre ! Je vais donc répondre aux points que vous soulevez.
      1°/ La laïcité n’exclut pas la participation des religions au débats publics, les croyants expriment leurs préférences à travers leur vote comme n’importe quel autre citoyen. La religion (chrétienne ici) fait certes partie d’une tradition historique, mais notre société est désormais trop diversifiée pour qu’une religion puisse influencer le cadre de vie commun à tous. Vivent sous un même Etat des croyants d’autres religions et des athées (qu’il ne faut pas non plus oublier !). Nous devons tous vivre ensemble dans le respect mutuel. L’Etat ne peut donc privilégier une religion plutôt qu’une autre, il se doit d’assurer la liberté religieuse pour tous et ne peut s’ingérer dans les choix des individus en favorisant une religion particulière.
      2°/ « Ce ne sont pas les religions qui divisent, mais leur non reconnaissance » dites-vous. Quelle forme de reconnaissance serait souhaitable selon vous ? Ce ne peut être de donner force de règle de vie aux injonctions de la religion. Ce serait d’ailleurs matériellement impossible que l’Etat reconnaisse en ce sens toutes les religions, elles ont des injonctions contradictoires, elles demandent à leurs adeptes des styles de vie qui ne sont pas toujours compatibles les uns avec les autres. Et les athées ? On leur déniera le droit de vivre à l’écart de la religion ? Au nom de quoi ?
      « Pourquoi condamner le racisme plus que le blasphème ? » Parce qu’il faut distinguer les injures aux personnes et les injures aux idées. Ce n’est pas toujours simple quand comme vous le notez bien pour les croyants, il y a une identification à leurs idées. Mais on peut tout de même faire cette distinction. Si j’injurie par exemple les personnes d’une certaine origine ethnique, ou les obèses, ou les handicapés, ce n’est pas exactement la même chose que si j’injurie le kantisme ou le platonisme même si certains philosophes s’identifient au kantisme ou au platonisme. Une idée reste une idée et n’est pas une personne. On estime qu’il y a toujours une distance entre une personne et une idée (souvenez vous de la citation de Paul Valéry… il n’y a que les moules…)
      3°/ Pour la liberté d’expression. Je suis la première à déplorer que la liberté d’expression dégénère en insulte et à réprouver (moralement) qu’on blesse des personnes dans ce qu’elles ont de plus cher. Mais je pense qu’il est impossible de légiférer (politiquement) pour mettre une limite car on n’a aucun moyen d’arrêter le curseur si on accepte l’idée qu’il doit y en avoir un. Les excès font partie des pertes inévitables de notre monde social.
      4°/ « L’Eglise prétend détenir la vérité » dites-vous. C’est bien là le problème. Toute personne (ou institution) qui prétend détenir la vérité m’inspire la plus grande méfiance…
      5°/ Le culte de la liberté d’expression serait une nouvelle forme de totalitarisme dites-vous. On ne peut nier que cela fait partie de la bien-pensance établie. Ceci dit, je me répète, la liberté d’expression est inhérente à nos démocraties en tant que « droit à faire valoir ses droits » comme la définissait Hannah Arendt.
      6°/ La fresque représentant Mme Touraine est une injure qui lui est faite, elle a raison de protester. Un évêque particulier représenté de même aurait raison de faire un procès. Par contre, la fonction d’évêque en général n’est pas une personne mais une idée. Quand à Mahomet, il est désormais plus une idée qu’une personne.
      7°/ Votre dernière idée est très dangereuse à mon sens ! Non, il appartient à chaque citoyen d’être juste, mais surtout pas de faire régner la justice. Le principe de base de nos sociétés, c’est que les individus ne sont pas autorisés à faire justice, seul l’Etat à travers le droit peut rendre justice, sinon, c’est le far-west !
      Jean-Claude Michea a intitulé l’un de ses ouvrages « L’Empire du moindre mal » pour désigner nos démocraties libérales. Je pense que nous devons tous raisonner dans l’optique du moindre mal. Nos démocraties sont imparfaites, elles incluent le droit d’offenser, elles entrainent l’impossibilité d’une reconnaissance plus large des religions qui, vous avez raison, font partie de l’identité des croyants. Mais je reste persuadée que nos démocraties libérales et laïques sont tout de même ce que nous pouvons construire de moins pire comme monde social dans lequel nous est donnée une vie à vivre !

      • Oh.. Merci Evelyne d’avoir répondu aussi précisément et calmement à Raphaëlle sur les points qui me faisaient le plus « bondir » à la lecture de son argumentation. En particulier le parallèle entre blasphème et racisme. À supposer que Dieu existe.. serait-il si peu parfait qu’il aurait créé un homme capable de se moquer de lui, pour ensuite s’en offusquer ? A supposer que Dieu existe, aurait-il des raisons de craindre pour sa vie en découvrant Charlie Hebdo autant qu’un juif pour la sienne en decouvrant un forum animé par Dieudonné ? Soyons sérieux. La plupart des arguments de Raphaëlle devraient d’ailleurs être ponctués d’un « A supposer que Dieu existe » – ils tomberaient évidemment en poussière. Enfin.. Spinoza explique ça beaucoup plus efficacement dans l’appendice de la première partie de l’Ethique.

      • Je publie votre commentaire, bien que vous dérogiez à la règle de vous faire connaître par nom et prénom ! Les arguments de Raphaëlle m’ont semblé à rectifier sur certaines confusions et amalgames. Que tous les arguments de Raphaëlle procèdent de l’idée que Dieu existe, ce n’est pas en soi ce qui les récuse. Elle a tout à fait le droit d’être croyante et d’argumenter en tant que telle. Le but de ces discussions pour moi, ce n’est pas de dire que l’un a raison d’être athée et l’autre tord d’être croyant, mais c’est de montrer qu’on peut parvenir à une clarté conceptuelle, à une exigence de rigueur dans le raisonnement qui au final permettra de se mettre d’accord sur les points essentiels qui nous permettent de vivre ensemble malgré nos convictions différentes. De fait, la distinction entre blasphème et racisme est un de ces points qui méritait d’être mis au clair pour savoir ce que la loi doit réprimer et ce qu’elle doit autoriser et c’est la loi qui fait que nous cohabitons en paix. Ce n’est pas sur l’existence de dieu ou non que nous devons nous mettre d’accord, c’est sur les règles qui doivent régir notre vie commune.

  4. l’instituteur, celui qui met debout, a été, est encore peut-être, sera nécessairement, un donneur de sens.
    Le bâtiment de l’école doit afficher la devise républicaine comme une goutte d’eau sur un incendie
    Il faut relire  » la trahison des clercs » /J.Benda

    • Vous avez raison de nous renvoyer à la lecture de Benda. Il y a bien une trahison des Clercs, ceux d’aujourd’hui ont cultivé le relativisme, ils ont dénigré « les valeurs de la culture », les seules vraies valeurs disait Kant au lieu de servir la culture et ses idéaux de libre pensée et d’universalité rationnelle.

  5. Bonjour Evelyne et merci pour cet article qui incite à réfléchir en profondeur et à sortir de l’émotionnel. Les premiers commentaires révèlent toute la difficulté de la mise en débat. Je reste bien réservé et critique sur certaines postures adoptées dans chaque point de vue. Afin d’éviter tout amalgame, la tragédie du début janvier peut être décomposée et analysée en plusieurs pôles : a) La tuerie relève t’elle d’un fait de guerre ou d’un fait civil ? Cette horreur induit des actions de différentes natures. b) La liberté d’expression est-elle compatible avec le dialogue en humanité, la dignité et le respect de l’autre dans sa conscience comme dans son image publique ? c) Quelle est la place du fait religieux dans la vie citoyenne, la démocratie et la république ? Prenons les question dans l’ordre inverse : du plus difficile au plus facile pour moi.

    Le fait religieux ne peut rester dans la sphère privée. Voir la montée de l’islamophobie en janvier, de l’antisémitisme ou de l’homophobie après le vote de la loi du mariage pour tous. La république et la démocratie ne sont pas des statues figées dans le temps, mais des processus en évolution et en construction continues. Le principe de séparation de l’église et de l’état n’a plus de sens aujourd’hui. Ce principe devrait à mon sens être remplacé par le principe de subsidiarité. Les multiples religions, dans leurs pratiques, leurs cultures, leurs dogmes, leurs écoles et leurs gouvernances devraient être institutionnalisées dans les sphères politiques et inscrites dans la subsidiarité de la laïcité républicaine à travers la transparence des propos, des enseignements etc. Cela permettrait de mettre sous le contrôle de la violence légale (la justice et les lois), les dérives intégristes et fondamentalistes des différentes religions (Cf. la revanche de Dieu de Gilles Kepel). Exemples : aucun prêche ne peut inciter au djihadisme. Aucune posture religieuse ne doit influer sur les choix de vie des non croyants : le mariage civil des homosexuels. Il reste un point particulièrement sensible et difficile à traiter : à partir de quel âge un adolescent a t’il le droit de s’émanciper de la tutelle parentale pour choisir sa voie librement et être respecté et protégé dans sa pratique religieuse ou athée, dans le choix et la vie avec son futur conjoint. Un travers dangereux et menant à la confusion est de confondre la laïcité : place des religions et de l’athéisme dans le fonctionnement de la république, avec le laïcisme anti-religieux prégnant, très souvent associé à un scientisme quasi religieux et complètement déconnecté de la démarche scientifique ou philosophique.

    La liberté d’expression revendiquée par ce journal satirique n’est qu’une des formes laxistes par lesquelles les habitants sont déformés, désinformés, telles les grand-messes du 20 heures des chaînes nationales télévisuelles. Ces méthodes de communication sont dévastatrices pour une pratique républicaine et démocratique du vivre ensemble malgré nos différences biologiques et culturelles et aussi grâce à ces mêmes différences. Il me semble nécessaire d’imposer par la loi un principe de réciprocité et d’égalité de droit comme de pouvoir de réponse. La posture quasi obsessionnelle, sexuelle et laïciste, devrait être confinée, comme les films pornos ou et autres dérives maladives sur le plan social. Je sais que la limite est difficile à trouver et que la menace de la censure n’est pas loin. Il se trouve que pour le tabagisme qui nuit à la santé physique le législateur a su trouver des éléments de réponses. Il pourrait en être de même à ce qui nuit à la santé mentale, c’est-à-dire à ce qui empêche et stigmatise le vivre ensemble dans la différence.

    Venons-en à la tuerie elle-même. 30 morts : 17 victimes françaises directes, 3 terroristes français et 10 africains suite à la nouvelle provocation du 14 janvier. Cela est insupportable cela fait trop. Il faudrait y associer les presque 200 terroristes français qui sont allés mourir en Syrie. Comment nous, l’ensemble des français, avons pu par le laxisme de nos institutions, par notre obsessionnelle fixité sur l’économique et l’utilitaire, oublier l’importance du symbolique. (Le propres des sociétés non précarisées cf. Levi Strauss).
    Nous devons toutefois relativiser cette tuerie, quand on pense par exemple à tous ces désespérés qui viennent mourir le long des côtes de la méditerranée, et à tous ces exclus qui peuplent nos banlieues sensibles ou germe l’état de non droit.

    Pour finir voici le texte que j’avais écrit à la suite du 11 janvier.

    Ce dimanche 11 janvier j’ai participé à ce grand rassemblement populaire, jaillissements émotionnels spontanés après ces événements tragiques qui ont coûté la vie à 17 personnes. C’était la première fois que je suis descendu dans les rues depuis Mai 1968. En effet je préfère l’action à la protestation ou à la manifestation. Je crains les effets de foule qui peuvent déstabiliser chaque participant, les privant de leur libre arbitre le plus élémentaire. Aujourd’hui fut autre, moment exceptionnel, peut être.

    Il m’est bien difficile de ne pas relativiser ces 17 victimes sur le territoire français sans penser aux milliers de victimes fuyant les pays en guerre pour venir se réfugier en Europe et dont nous faisons aussi peu de cas. Depuis plus de 30 ans nous sommes tous responsables de ce qui arrive. Nous avons armé les bras des frères musulmans pour des questions de pétrole, d’économie et de confort de vie. L’occident et l’Europe ont usé de violence pour imposer leur pensée dite universelle au mépris des cultures post colonialiste des pays du Proche-Orient comme de l’Afrique. Nous sommes confrontés à une réelle déseuropéanisation du monde. Cela est beaucoup plus précis et significatif que cette peur pleine de confusion, de la mondialisation ou de la globalisation, phénomènes qui ont toujours existé et qui ont développé l’humanité. Aujourd’hui nous en payons le prix par cette double montée de la xénophobie et des intégrismes religieux.

    Nous ne voulons pas voir, nous nous cachons les yeux. Nous sommes en guerre, guerre économique, guerre venant du désespoir et de la déliquescence de notre civilisation. Les valeurs démocratiques qui ont permis l’avènement de cette société française riche de sa multi culturalité, de la biodiversité des individus qui la composent et du métissage social qui la nourrit, ne la développent plus. En ce début du 21e siècle, l’idéal démocratique s’est transformé en une idéologie démocratique et en sa mise en œuvre qui relève plus du folklore et qui a failli. Partis politiques, syndicalisme et militantisme associatifs du siècle passé sont à la dérive et ne répondent plus aux besoins nouveaux de la société en émergence.

    Demain va être autre. A chacun de nous de le construire et de l’inventer, plus humain, pour favoriser le vivre ensemble malgré nos différences et aussi grâce à nos différences. A chacun de nous de le construire et de l’inventer plus dur, plus résilient, plus responsable et même plus violent pour combattre tous ces « ismes » intégrismes, fondamentalismes, xénophobismes, laïcismes, scientismes et prosélytismes de toutes sortes. Voilà nos véritables prédateurs, nos véritables ennemis de l’idéal démocratique. Violence oui, car l’espèce humaine appartient au vivant, ce qui nous rend de facto prédateur d’autres espèces vivantes. Violence du combat, oui pour réduire toutes formes de discriminations intra espèces. L’espèce humaine a inventé les mythes, les religions et les sciences pour accroître sa capacité de survie et son homéostasie culturelle. Cependant leurs mises en œuvre singulières « cultures, religions ou sciences confondues » ont induit les pires barbarismes vis-à-vis des humains comme du milieu qui leur donne vie. A chacun de nous, de redresser la barre sans jeter les richesses de ces différents bébés avec l’eau du bain. Une piste parait ouverte : comment écrire une nouvelle page de la mise en oeuvre de l’idéal démocratique ? Par l’invention d’une post démocratie paradoxale c’est-à-dire ago antagoniste ou contextuelle sachant préserver sa survie.

    Cela fait bonne suite à ce brillant séminaire de cette fin de semaine sur le penser agir en complexité organisé par MCX. De l’improbable peut advenir le meilleur comme le pire suivant la pensée d’Edgar Morin. Il faut des tragédies pour apprendre à regarder, à changer de lunettes et à s’engager peut être dans un changement salutaire.

    • Mon cher Jean-Claude, merci pour ta contribution. Qu’il faille un enseignement des religions, je suis tout à fait d’accord, mais il doit être objectif, c’est-à-dire pris en charge par les historiens et les sociologues. Rien ne serait plus propice à une réflexion organisée et pacifiée sur la religion. Par contre, quand tu évoques le confinement de ce qui nuit à la santé mentale, je ne peux pas te suivre car qui va en décider ? J’estime que j’ai un entendement et qu’il n’appartient qu’à moi de savoir ce qui est bon ou mauvais pour moi et il en va de même pour tous. Nul n’a à nous protéger de ce qui peut nuire à notre santé mentale. Ce serait une forme de paternalisme insupportable quand il est adressé à des adultes dotés de raison ! Tu évoques la grand-messe du 20 heures, mais tu es libre de ne pas regarder, d’acheter un journal ou de regarder Arte. Je suis toujours irritée quand on compare nos démocraties à des formes de totalitarismes rampants. Certes nous sommes influencés par la publicité, par la mode, par le consumérisme et la sexualisation de la société, mais nous ne sommes pas contraints (comme dans un vrai système totalitaire) et si je veux avoir un vieux téléphone portable et passer mes soirées à lire du Hegel, personne ne m’en empêche ! Il faut donc arrêter de dévaloriser notre modèle de société, il n’est pas parfait, c’est d’ailleurs le propre de la démocratie d’ailleurs d’être perfectible et de s’auto-corriger. Mais je suis absolument convaincue que c’est la forme de vie qui donne à l’individu le plus d’opportunités de se développer librement et de choisir son propre bonheur. Le fait que je sois une femme n’est sans doute pas étranger à ma conviction. Je sais que dans aucune autre société que la démocratie libérale européenne, qu’elle soit du passé ou d’un autre coin du monde, en tant que femme, j’aurais eu l’opportunité de choisir ma vie comme j’ai pu le faire ici. C’est pourquoi malgré toutes les imperfections de nos démocraties libérales, je suis fière d’être une citoyenne d’une démocratie libérale, fière des idéaux qu’elle porte, de l’Etat de droit qu’elle ambitionne, de l’égalité des hommes et des femmes qu’elle permet et je ne souhaiterais vivre dans aucun autre coin du monde.
      Le fait que tu comptes parmi les victimes aussi les 200 terroristes partis mourir en Syrie me semble aussi très contestable : il y a quand même une grosse différence entre être massacré par quelqu’un d’autre et choisir d’aller mourir et en toute sincérité, je n’ai pas beaucoup de compassion pour les seconds. Je ne suis pas du tout d’accord avec ta vision qui me semble déresponsabiliser totalement les individus. C’est un peu facile de dire que tous sont victimes. A ce compte, les bourreaux nazis étaient eux aussi victimes de l’idéologie nazie. Il faut relire utilement Hannah Arendt sur ce thème. Nous avons toujours la responsabilité de ne pas penser.
      Que les attentats du 7 Janvier soient liés à un contexte international très complexe, j’en suis bien consciente. Que l’Europe ait sa responsabilité dans la création de ce contexte, je le sais bien aussi. Mais cela n’excuse en rien la barbarie de ces attentats et ne remet pas en cause les valeurs d’égalité, de laïcité et de liberté qui sont à la base de notre modèle démocratique et libéral.

      • Merci de ton retour Evelyne. Je comprends que tu sois en désaccord avec certains de mes propos. Il est certain que pour une femme, vivre en Europe et surtout en France est sans doute ce qu’il y a de mieux même si le chemin gagné reste bien fragile. Je n’excuse en rien la barbarie de cette tuerie ni les fondamentaux de notre démocratie. Je suis à l’opposé de toute forme de paternalisme. Je considère (de manière provocatrice sans doute !) que nous n’avons pas à transmettre des valeurs héritées du XIX et XX siècle, mais seulement des questions auxquelles les jeunes auront à trouver leurs propres réponses.

        En fait je ne pense pas avoir été entendu au bon niveau. Probablement parce que je ne m’exprime pas assez clairement. Mais aussi parce que je m’inscris dans un courant de pensée qui ne supporte plus la dialectique mais recherche la dialogique chère à E Morin (mes philosophes).

        La question qui me préoccupe en premier est comment faire pour sortir de cette spirale de la violence et de cette montée puissante chez les jeunes de l’intégrisme, de la xénophobie ou encore de la fuite vers des espaces protégées propre aux mouvements alternatifs. La réalité est là devant nous et les institutions comme les parents sont dépassés. Nous sommes tous égaux en droit mais certains sont plus égaux que d’autres. Quand à l’égalité des chances ou du discernement seuls les privilégies en bénéficient. L’état de non droit est bien une réalité dans certains quartiers sensibles. Les retours sur l’analyse de la tragédie de janvier sont bien préoccupants quand on questionne des collégiens, ou des jeunes de plus de 15ans.

        Quand je parle d’enseignement religieux, je ne pense pas à la sociologie des religions mais en un enseignement responsable de la spiritualité propre à chaque grande tradition dont la plus ressente l’athéisme et la pensée rationnelle. Patrick Viveret me semble une belle référence en la matière. Dans chaque tradition (y compris le transhumanisme !) il y a deux voies : celle du sacrifice liée à la peur et celle de l’amour lié au don de soi. Le dialogue en humanité est ce qui me parait le plus fondamental à mettre en œuvre. Comment comprendre ce que dit l’autre, pourquoi et pour quel but chemine son chemin de pensée ? Ce n’est peut être plus de la philosophie mais de l’épistémologie ou plus simplement de la conversation en profondeur (Cf. Théodore Zeldin).

        Pour ce qui est de cette nouvelle forme de totalitarisme rampant propre à notre société occidentale je renvoie au chapitre 6 : la vie activa de la Condition de l’homme moderne de H Arendt ou encore au cours de philosophie de Pierre Cellier cette année sur le nazisme. Quand l’universel, le particularisme et le singulier ne sont pas équilibré la démocratie ne peut survivre. Le particularisme marchand et financier écrase aujourd’hui l’universel et le singulier.
        Le résultat ne se fait pas attendre : aujourd’hui 30% de la population française penche pour une réduction de la liberté, pour un vote vers l’extrême droite. Des élites bien formées (peut être par opportunisme) font aussi ce pas. Ce sont les jeunes aujourd’hui qui renforcent ce mouvement et demain sera pire si nous ne réagissons pas au bon niveau.

        Les parents ont faillis. Les politiques (élus) ont faillis. L’éducation nationale a aussi faillie et il ne faut pas lui jeter la pierre car sa mission est devenue impossible. Nombre d’enseignants sont en pleine crise personnelle face à cette violence en germe. Comprendre l’autre, jeune ou moins jeune dans son désarroi et ses peurs, dans sa non intégration sociale est essentiel. A Grenoble avec près de 50 000 jeunes entre 15 et 29 ans (enquête du CCAS 2012) beaucoup trop sont isolés socialement, en misère sexuelle et rejètent même les soutiens institutionnels. Ces jeunes là ne fond pas de philosophie mais subissent le poids des minorités actives sur les réseau sociaux (voir le livre de Gerald Bronner : la démocratie des crédules).

        Mais je ne suis peut être plus dans la philosophie. J’associe pensée politique, sociologique, spirituelle et j’essaie de décloisonner ces frontières (encore l’influence de E Morin !). Je peux renvoyer à mes blog sur lesquels j’ai beaucoup écrit en ce sens. ( Jecsserres.wordpress.com)

        Encore merci Evelyne de ces échanges qui aident à clarifier nos chemins de pensée.

  6. Bonsoir Madame,

    Je vous remercie infiniment d’avoir pris le temps de me répondre ! Je vous retourne mes réflexions sur certains de vos arguments, qui m’ont permis de préciser mon point de vue, ou de le revoir carrément.

    Je vous suis sur les points suivants : la démocratie est le système le moins pire. Il n’y a pas de système idéal, et nos démocraties sont imparfaites. Ce qui n’exclut pas qu’on puisse interroger son application concrète aujourd’hui dans notre pays. Mais vous parlez de « droit d’offenser », je dirais plutôt « droit de contester » sans blesser forcément, car l’offense n’est pas impérative dans un débat construit. En effet les convictions d’un autre peuvent nous heurter parce qu’elles s’opposent aux nôtres, mais ne blessent pas intrinsèquement s’il prend garde à ne pas nous humilier et que nous avons cette force de conviction. Salman Rushdie, essayiste anglais d’origine indienne, disait ainsi: «What is freedom of expression? Without the freedom to offend, it ceases to exist.” Ainsi l’offense serait la marque d’une liberté d’expression pleinement réalisée? J’en doute. Même l’insulte écourte le possible débat. Elle réduit à néant toute possibilité de l’autre d’argumenter.

    Ce que je décris n’est pas un idéal, je pose avec pragmatisme il me semble la question d’une juste application de la laïcité, dans la volonté d’approfondir, d’enraciner encore la démocratie en France. Je suis certes sans grande expérience, mais il est difficile d’affirmer que les croyants sont ces ‘ravis dans la crèche’ peu réalistes, dont la foi obscurantiste serait en décalage avec le monde. Il semble que cette vision n’est pas justifiée. L’Eglise fait même preuve d’un certain réalisme sur le monde présent, une vision qui mérite d’être considérée…justement.

    Réfléchissons une fois de plus sur ce qu’est la laïcité, parce que c’est bien là que réside toute la complexité de la question que nous traitons. Cette juste considération de la laïcité, je m’y rapporte encore, éradique la question de savoir si le croyant est ou non animé de bonne volonté par rapports à ses concitoyens. Bien entendu que tous ne sont pas pleins de bonnes intentions, mais les croyants bons ou mauvais sont-ils pour autant voués à se taire ? Les hommes politiques qui débattent et légifèrent au Parlement n’ont pas toujours été guidés par la meilleure volonté du bien commun, il serait illusoire de l’affirmer. La laïcité est en effet un vaste chantier, une politique, une articulation complexe, que l’Etat n’assume pas de fait. Pourtant il semble que là est bien son rôle. Il semble qu’il faille composer avec toutes les religions, sans en privilégier une plutôt qu’une autre, en prenant garde qu’aucune ne prédomine en imposant à tous, croyants ou non-croyants, sa vision des choses. La tâche n’est pas aisée : il s’agit de veiller à ce que des fanas religieux ne viennent pas contraindre un nécessaire débat (je pense aux intégristes musulmans et même chrétiens). Mais l’Etat, plutôt que de s’employer à cette tâche difficile, a choisi une voie plus simple. Le cantonnement pur et simple de la religion au strict cadre privé. En toute objectivité, où sont les religions en France dans le débat ? Regardez les pays qui nous entourent, qui ne les ignorent pas : Allemagne, Angleterre (là la situation est plus particulière, dans la mesure où la religion est associée au pouvoir). Dans certains pays, comme la Belgique, « laïc » a fini par signifier carrément « anticlérical ». Au moins les choses sont claires ! Sous d’autres cieux, par exemple chez nous dans notre bon pays de France, le concept de laïcité est plus complexe. Il signifie : « Par principe, je n’ai rien contre et je me fais un devoir de respecter les convictions religieuses de tout un chacun. D’ailleurs, la loi protège l’exercice des cultes…Mais attention : au moindre dérapage, à la moindre allusion publique, au moindre signe d’appartenance religieuse, je me fâche ». Bref laïcité veut dire : « Croyez ce que vous voulez en votre âme et conscience, mais que ça n’ait pas de répercussion dans votre travail, dans les lieux publics. Voilez-vous en privé tant qu’il vous plaira, mais pas en public. » C’est en gros la définition d’une grande spécialiste de la question, Catherine Kintzler : « la laïcité, c’est dire qu’il n’est pas nécessaire de croire en quoi que ce soit pour fonder le lien politique ». En dehors du fait que sa définition est un peu imprécise, il s’agit bien de « croire » aux valeurs républicaines pour renforcer les liens entre citoyens et (re)construire la société, je me permettrais une simple remarque grammaticale. ‘Il n’est pas « nécessaire de croire » en quoi que ce soit’ (sous-entendu : en quoi que ce soit de religieux) n’implique pas : ‘Il est « nécessaire de ne pas croire » en quoi que ce soit’ (sous-entendu : de religieux). Or, on passe souvent de l’un à l’autre. Comme si tout croyant était forcément une menace pour la paix publique. Il y en a certes ! Mais c’est le rôle de l’Etat aussi d’éradiquer la menace qu’ils représentent, sans se détourner complètement du religieux. Pourquoi dès lors défendre les juifs ? Peu de gens récusent la condamnation par l’Etat de l’antisémitisme. Et c’est normal ! Pourtant l’Etat se place bien du côté des juifs, mais il ne corrompt pas le principe de laïcité, bien au contraire. Il ne les « privilégie » pas. Il considère à juste titre qu’il y a atteinte portée à la communauté juive, et la défend. « Laïc » ne veut pas dire « athée ».

    Par rapport au point 2°/ en particulier: Si c’est que vous entendez, je le souligne bien, la religion ne doit pas définir le droit. Il importe à l’Etat de garder cette impartialité définie par la laïcité. Mais elle peut y participer. Il n’y a pas de ‘tout’ ou ‘rien’ dans une certaine vision manichéenne. Il y a une nécessaire participation de la religion à la vie politique. Vous dites « elles ont des injonctions contradictoires, elles demandent à leurs adeptes des styles de vie qui ne sont pas toujours compatibles les uns avec les autres ». Mais la religion n’est pas là pour refaire le droit, mais pour apporter sa contribution dans les débats de société. Dès lors qu’il y a débat sur des sujets sur lesquels la religion pense avoir son mot à dire, il faudrait tendre à un compromis entre la volonté des croyants et des athées. On agit de la même façon dans les débats gauche-droite. Sauf que la religion n’est pas là pour faire de la politique pure et simple, elle agit dans une autre perspective, celle d’aboutir à un bien pour l’homme. Cet objectif fixé, pourquoi ne pas les intégrer ? Cela ne veut pas dire qu’une religion sera privilégiée, s’il y a débat organisé entre les parties qui ont des avis distincts. C’est le principe de démocratie simplement. Croyants ou athées, et même en dehors des strictes considérations religieuses, débattent. En France, aucun homme politique ne se revendique d’une appartenance religieuse quelconque, parce que son discours perdrait toute légitimité aux yeux de ses concitoyens. « Il est croyant, ses arguments ne valent pas ». La religion en devient un tabou. Regardez les présidents américains, qui pour certains revendiquaient leur appartenance religieuse, mais qui n’en faisaient pas un mantra pour autant. Leurs convictions pouvaient être liées à leur confession d’origine, mais elles n’étaient pas pour autant réputées illégitimes. Et comme hommes politiques, ils ont su avec une certaine intelligence composer avec les divers représentants religieux, en s’oubliant un peu eux-mêmes parfois. Mais pas complètement ! Ils ont adopté cette juste position vis-à-vis de personnes qui n’avaient pas les mêmes croyances. Leurs convictions ne les ont pas poussés à l’intolérance.

    Par rapport au point 3°/ : Il y a en effet cette distinction entre injures aux personnes et aux idées. Mais le citoyen est tout autant physique que moral en fait, du coup cette distinction n’induit pas que l’on doive se taire dès qu’il y a atteinte à la personne morale. Chateaubriand écrivait: « Les excès de la liberté mènent au despotisme; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu’à la tyrannie. »
    Par rapport au point 4°/ : Mais vous-même, si vous n’affirmez pas une seule et unique vérité, avez bien un avis. Et vous ne vous taisez pas heureusement ! Et puis franchement, elle est où la menace de l’Eglise ?

    Je vous suis totalement, le citoyen n’a pas à faire justice seul, ce n’est pas ce que je voulais expliciter dans ce passage. Mais sommes-nous des enfants parfaitement irresponsables ? Je ne dis pas que le la justice doit être exercée par les citoyens, mais que les citoyens y participent par un comportement responsable. L’Etat n’est pas tout ! Il apparaît qu’il a ce devoir d’ingérence comme institution représentative, mais l’individu doit pouvoir s’y raccrocher en dernier recours. L’individu ne doit pas légiférer lui-même, mais adopter un comportement adéquat, que favorise l’Etat en l’impliquant dans le débat public, en le responsabilisant. C’est bien là l’enjeu. Pourquoi tant de jeunes font ils le choix de se radicaliser, adhérant au djihad ? Il semble que ce choix manifeste une certaine « impuissance » des individus dans leur propre pays. Parce qu’ils ne sont pas représentés, trop loin de la France et de ses valeurs (ce qui par ailleurs pousse aussi à s’interroger sur ces valeurs de la France, qui semblent un peu perdues dans l’esprit de beaucoup). Si pour un jeune croyant on veillait à l’acceptation de l’avis de sa communauté dans le débat, peut-être que ce sentiment de délaissement n’aboutirait pas à une éventuelle radicalisation, il s’identifierait aussi comme membre de la société à part entière. D’autre part, une meilleure considération de la religion dans les débats de société pourrait à terme générer un respect plus grand à l’égard de ce qu’elles représentent. La négligence de l’Etat sur la question religieuse est, pour les adeptes du libertarisme, la porte ouverte à l’insulte gratuite que vous déplorez. On peut certes espérer que les gens fassent preuve de plus de tact et de sensibilité. Mais l’Etat est en mesure d’agir concrètement, par une meilleure reconnaissance de la religion, qui ne veut pas dire ‘application des dires de la religion’, sinon l’Etat ne serait plus laïc, mais ‘droit à une participation aux débats’. Et qui entraînerait dans les médias libertaires une certaine déférence par rapport au sacré.

    Vous dites qu’il est « impossible de légiférer », mais s’agit-il seulement de lois ? L’Etat ne peut pas tout à notre place, ou alors il remplace l’individu. Faut-il avoir toujours recours au procès ? La présence à l’heure actuelle de policiers et de l’armée devant toutes les mosquées et synagogues est aussi révélatrice d’une réalité. Elle ne manifeste pas l’impossibilité des religions à cohabiter, même dans cette diversité, mais semble par contre révéler où peut mener l’exercice d’une liberté d’expression déconsidérée, qui incite à la violence les individus les plus vulnérables. Est-il normal qu’en 2015 en France des soldats patrouillent dans nos rues ? Hum non en fait. Il semble que la liberté d’expression mal exercée pourrait conduire aussi à une surreprésentation de l’Etat dans la sphère sociale, qui nuirait, à terme, à notre liberté.

    • Je vais vous répondre sur deux points pour lesquels il me semble important de répéter quelques idées de base mais qui doivent être claires dans tous les esprits :
      1°/ Sur la liberté d’expression : comme a écrit Tocqueville, « En matière de presse, il n’y a pas de milieu entre la servitude et la licence ». En effet, qui pourrait limiter la liberté de presse et la liberté d’expression et selon quels critères ? Pour ménager la sensibilité religieuse, on commence déjà à voir s’installer une auto-censure rampante. Ce récent article de Libération en dresse un état des lieux déjà bien inquiétant : http://www.liberation.fr/culture/2015/01/29/apres-charlie-hebdo-la-culture-s-autocensure_1191212
      Qu’en sera-t-il demain ? Si l’on pose une limite à la liberté d’expression, cette limite sera inévitablement amenée toujours plus loin et la liberté d’expression va diminuer comme peau de chagrin. Il en va des publications offensives comme de toutes celles qui ne nous plaisent pas : personne ne nous oblige à acheter un journal pornographique, un journal de caricature ou à aller voir un spectacle qu’on juge blasphématoire, mais il ne peut être question d’interdire à qui que ce soit de produire ce type de choses et à d’autres de les acheter. Chacun doit rester juge de qui est acceptable pour lui car nous sommes tous des adultes dotés de raison et de réflexion et ce n’est pas une religion qui a à nous dire ce qu’il est bon que nous lisions ou ce qu’il nous est interdit de lire. Une anecdote : un collègue de portuguais qui fait des cours à l’UPMF a donné dans son cours de civilisation la recette d’un célèbre cocktail brésilien. Deux de ses étudiants sont allés le dénoncer auprès du directeur de l’UFR arguant qu’il incitait à consommer de l’alcool et choquait leur religion. Bien évidemment, les étudiants ont été renvoyés à leur devoir d’apprendre leurs cours sans juger du contenu dont le professeur était libre. Mais si l’on accorde un droit à ne pas être choqué, faudra-t-il expurger tous les livres, mesurer chaque mot en fonction des sensibilités religieuses des uns et des autres et habiller l’Apollon du Belvédère dont la magnifique nudité est sans doute très choquante pour tous les pudibonds ? Il y a un savoir objectif, une culture, ce n’est pas à la culture ni au savoir objectif de s’adapter aux sensibilités des personnes, c’est au contraire les personnes qui doivent se plier au savoir et à la culture.
      2°/ Pour ce qui est d’une conception plus ouverte de la laïcité qui inclurait une reconnaissance de la religion par l’Etat. Vous faites référence à ce qu’on appelle le multiculturalisme. Il a été théorisé par le philosophe canadien Charles Taylor. Mais désormais, les politiques en faveur du multiculturalisme sont en net déclin du fait de leurs effets contreproductifs empiriquement constatés dans les Etats qui les ont lis en pratique. Lors des précédentes élections allemandes, Angela Merkel a déclaré que le « Multikulti, le concept selon lequel nous vivons des vies parallèles et en sommes heureux a échoué complètement ». Dans le débat européen, le multiculturalisme est tenu responsable d’effets pervers qu’il a favorisés :
la ghettoïsation résidentielle et l’isolement social des immigrants, l’accroissement des stéréotypes et, par conséquent, des préjugés et de la discrimination entre les groupes ethniques,
le radicalisme politique, en particulier chez les jeunes musulmans, la perpétuation de pratiques d’intolérance entre les groupes d’immigrants, qui a souvent pour effet de restreindre les droits et les libertés des filles et des femmes. La France a peu pratiqué ces politiques, il ne me semble guère judicieux de les initier alors qu’elles sont remises en cause partout où elles ont été mise en place !
      Si l’on jette un œil à la pratique du multiculturalisme au Canada, on a assisté à une grande ouverture aux demandes de reconnaissance delà part des religions. Dans l’affaire du Kirpan de 2006, la Cour Suprême a exprimé avec vigueur le primat de la différence accordant le droit de porter une arme blanche, inoffensive mais religieusement symbolique, dans une école publique où toutes ces armes sont prohibées. Une récente décision du plus haut tribunal de l’Ontario a posé le principe général que les musulmanes peuvent témoigner avec un voile intégral. Le même Ontario a connu un débat très vif sur la charia : Marion Boyd, une ancienne ministre de la Justice dans le gouvernement néo-démocrate de Bob Rae, avait donné raison aux groupes intégristes qui voulaient mettre sur pied des tribunaux islamiques pour régir les rapports familiaux (divorce, héritage, etc.) en fonction de la charia. Cette idée fut finalement abandonnée, mais seulement après une vive controverse.
      Voilà ce que signifie concrètement une reconnaissance de la religion par l’Etat. Il est bien évident que ces excès sont inacceptables dans un Etat de Droit. L’Etat de Droit est la base de notre vivre-ensemble, il est la garantie que qui que nous soyons, nous jouissons de liberté et protection sous l’empire de lois qui sont les mêmes pour tous.
      De fait, le Canada est en train de faire marche arrière dans son ouverture aux demandes de reconnaissance de la part des religions. En 2009 la Cour valide la législation de l’Alberta imposant la photographie obligatoire sur les permis de conduire, même pour les membres d’une communauté religieuse s’y opposant. La Cour suprême a statué que « Étant donné les multiples facettes de la vie quotidienne qui sont touchées par la religion et la coexistence dans notre société de nombreuses religions différentes auxquelles se rattachent toute une variété de rites et de pratiques, il est inévitable que certaines pratiques religieuses soient incompatibles avec les lois et la réglementation d’application générale. » La Cour ajoute: « la Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse. Plusieurs pratiques religieuses entraînent des coûts dont la société juge raisonnable qu’ils soient supportés par les fidèles. » En d’autres termes qui au nom de sa religion transgresse les lois devra en payer le prix. Ce ne sont pas les lois qui doivent s’adapter aux religions, ce sont les pratiques des religieux qui doivent s’adapter aux lois.
      J’ajouterai que les adeptes des religions sont des citoyens comme les autres, ils ne subissent aucune contrainte, ils votent et expriment leur avis. Pourquoi devraient-il avoir une double représentation et une double reconnaissance : une en tant que citoyen comme tout le monde et une autre en tant qu’adepte de telle ou telle religion ? Ce serait une injustice envers tous les autres. Après tout, moi je ne jouis d’aucune reconnaissance particulière en tant que philosophe, pourquoi mon voisin aurait-il droit à une reconnaissance spéciale en tant que chrétien ou musulman ? Le cadre de la démocratie est assez large et accueillant pour que chacun puisse s’y exprimer et s’y voir protégé. Il est très dangereux d’aller au-delà et si à la marge des accommodements raisonnables peuvent être trouvé entre individus il est à mon sens dangereux de revenir sur la structure de base de l’Etat de Droit que nous avons mis tant de temps à construire et qui constitue le meilleur cadre dans lequel nous pouvons vivre une vie libre et authentiquement humaine.
      Deux autres remarques :
      Ce que vous dites sur le fait que l’Etat protège les Juifs est faux. L’Etat français ne protège pas la religion juive, il protège des citoyens français qui sont victimes d’odieuses attaques racistes.
      Vous dites aussi que les politiques en France n’affichent pas leurs convictions religieuses. A mon sens, ce n’est pas parce que je ne sais quelle censure pèserait sur eux, c’est tout simplement parce que ça ne leur rapporterait aucune voix ! Soyez tranquille, si cela leur permettait de gagner des suffrages, ils crieraient leur foi sur tous les toits ! Mais étant donné la crise que nous traversons, mieux vaut afficher quelque compétence en économie que clamer sa foi car malheureusement aujourd’hui le problème de la grande majorité des gens, ce n’est pas d’aller au paradis après leur mort, c’est de boucler leur fin de mois tant qu’ils sont encore vivants !

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